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LA FEMME DU DOCTEUR.

bles et respectueuses, à cette pauvre Mme Sleaford, qui avait changé son nom souillé, contre celui de Singleton, dans la paisible retraite de Jersey. Puis elle partit et visita un grand nombre de villes magnifiques, au-dessus desquelles semblait planer pour elle une sorte de brouillard qui interceptait les rayons du soleil. Ce ne fut seulement que deux ans après la mort de Roland qu’elle commença à comprendre que nul chagrin, si amer qu’il soit, ne saurait entièrement obscurcir la beauté de l’univers. Elle commença à sentir qu’il reste encore quelque chose dans la vie même quand un premier amour romanesque n’est qu’un souvenir. Elle connut ce calme qui est si voisin du bonheur, que nous regrettons à peine la disparition d’un état d’esprit plus brillant ; ce calme qui commence au-delà des régions du désespoir et qui échappe à ces vagues terreurs, à ces pressentiments indéfinis qui viennent si souvent troubler les joies du cœur.

Et maintenant, il me semble qu’il me reste bien peu de choses à dire sur Isabel. Elle s’éloigne de moi pour passer dans une région supérieure à celle dans laquelle se meut mon histoire, — utile, calme, presque heureuse, mais toujours fidèle à ses souvenirs douloureux, elle est une toute autre femme que cette jeune pensionnaire qui négligeait tous les devoirs du ménage en lisant la Révolte d’Islam, assise au bord du ruisseau du Roc de Thurston. Il y a une distance immense entre une jeune fille de dix-neuf ans et une femme de vingt-cinq ans ; et la folle jeunesse est séparée de son âge de femme faite par une barrière formée par deux tombeaux. Est-il donc étrange que l’influence sévère du chagrin ait transformé cette enfant