Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome II.djvu/222

Cette page a été validée par deux contributeurs.
218
LA FEMME DU DOCTEUR.

raccommoderait ? Manfred, l’égoïsme suprême, ne mêlait-il pas perpétuellement au récit de ses propres chagrins les pics neigeux et les ruisseaux alpestres ? De même, ce soir-là, bien que profondément absorbé par la conscience de ses propres griefs, il y avait une espèce d’action simultanée dans l’esprit de Roland qui lui permettait de remarquer les ombres fugitives des branches de chèvrefeuille, se détachant nettement sur la surface argentée des prairies éclairées par la lune.

— Je voudrais bien savoir comment il se fait que les hommes ne sont pas heureux, — pensait-il, — pourquoi ils ne jouissent pas du plaisir sensuel que procurent les beautés de l’univers, pourquoi ils ne prennent pas plaisir au clair de lune, aux ombres, aux parfums du foin coupé flottant dans la tiède atmosphère ; puis lorsqu’ils sont fatigués d’une même série de sensations, pourquoi ils ne passent pas à une autre : par exemple de la campagne anglaise à l’Inde tropicale ; des prairies du Midi aux pics neigeux des Alpes ; jouant à cache-cache avec les saisons désagréables et s’arrangeant pour arriver au tombeau au milieu des radieux couchers de soleil d’un été perpétuel, indifférents aux souffrances et à la mort, tant que dure la beauté du monde ? Pourquoi n’est-on pas raisonnable et ne prend-on pas la vie sagement ? Je commence à penser que Harold Skimpole était le seul vrai philosophe. S’il avait été assez riche pour soutenir sa simplicité sensuelle avec ses propres ressources, il eût été parfait. C’est seulement lorsque le philosophe Skimpole a besoin de l’argent de son prochain qu’il devient impraticable. Ah ! comme la vie peut s’écouler agréablement, prise à la Skimpole : — c’est un fleuve magnifique et limpide, qui descend imperceptible-