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LA FEMME DU DOCTEUR

qui vivent perpétuellement sous l’œil d’un garde-chiourme et qui sont tirés d’un sommeil paisible par le choc du marteau cruel qui vérifie la solidité de leurs fers. Il y a des créatures qui commencent l’expérience de la souffrance avec les premières lettres de l’alphabet, qui sont souffre-douleurs à l’école, maîtres d’étude au collège ; qui servent de plastron à un sot qui les insulte et les humilie ; les pieds et les poings liés par les besoins d’une mère qui souffre, de frères qui meurent de faim, de sœurs sans avenir et sans dot ; amoureux, et n’ayant même pas le pain quotidien à offrir à la femme qu’ils aiment ; obligés de se tenir à l’écart et d’imposer silence à leurs sentiments les plus nobles, pendant qu’un homme qui ne les vaut pas acquiert, sans en connaître la valeur, la récompense qui entre leurs mains, aurait rendu la terre radieuse ; forcés enfin par dévouement pour les leurs, d’épouser la femme qu’ils n’aiment pas, et qui ont assez de courage pour dissimuler leur dédain et pour faire leur devoir jusqu’au dernier moment ; mourant enfin, victimes d’une éternelle tromperie ; ne sachant, n’ayant jamais, jamais su ce que c’est que voir s’épanouir dans sa fraîcheur un seul de leurs désirs ; condamnés à porter un habit neuf et un chapeau râpé, un chapeau propre et des bottes douteuses ; jamais, en aucun sujet humain, ne réalisant le complet ou le beau. Il y a des hommes comme ceux-là, et pourtant me voici, moi qui ai soufflé chez Christie un Murillo au marquis de Lambethia, moi qui n’ai jamais su ce que c’était que le chagrin jusqu’au jour de la mort de ma mère, me voici me tordant sous la douleur comme un tigre blessé, parce que je ne puis posséder la femme que j’aime !