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LA FEMME DU DOCTEUR.

qu’elle était là occupée à penser à lui. À cette idée son cœur cessait de battre. Pourquoi l’avait-il invitée à venir à Mordred ? n’était-il pas cruel d’entr’ouvrir un instant la porte du paradis pour la refermer lorsqu’elle était à demi aveuglée par le glorieux éclat des splendeurs intérieures ? Penserait-il jamais à elle, cet homme superbe aux grands yeux noirs et rêveurs, dont l’expression et la nuance variaient à chaque instant ? Était-elle quelque chose pour lui, ou bien cette cadence musicale de sa voix lui était-elle habituelle lorsqu’il parlait aux femmes ? De nouveau et sans se lasser, elle parcourut encore le pays enchanté qu’elle avait entrevu pendant sa visite à Mordred ; les fleurs, les cristaux, les tableaux, les vitraux, les fruits de serre chaude formaient une sorte de fond, divers et multiple, sur lequel il se détachait magnifique et inabordable.

Elle s’assit et pensa à Lansdell, ayant sur les genoux une broderie destinée à n’être jamais finie. Cela valait mieux que la lecture. Une vieille bonne femme, qui tenait l’unique cabinet de lecture de Graybridge, remarqua vers cette époque l’abstention de sa meilleure pratique. Cela valait mieux qu’un livre, de rester assise toute une après-midi brûlante du mois d’août en pensant à Roland. Quel roman pouvait-on écrire qui fût comparable à cette histoire, à cette fiction éternelle dans laquelle un héros véritable dominait à tous les chapitres ? Il y avait peut-être quelques répétitions dans ce livre, mais Isabel n’en voyait pas la monotonie.

C’était assurément très-mal de sa part, et c’était offenser cruellement ce naïf médecin de campagne prenant son dîner d’un côté de la table et se plaignant à voix basse de ce que le mouton était trop cuit, tan-