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LA FEMME DU DOCTEUR

gea soigneusement les feuillets froissés ; car c’était un homme d’ordre, et la vue d’un livre ouvert sur le tapis lui était désagréable.

Le pauvre George avait certainement raison, et Isabel était une jeune femme très-capricieuse et très-emportée quand elle se laissait aller à un accès de colère et de désolation, parce que son mari comptait sur ses doigts pendant qu’elle lui faisait la lecture. Mais ce sont ces petites choses-là qui causent les tourments des gens qui sont à l’abri des orages et des tempêtes de la vie. Ces chagrins-là sont les brumes écossaises, les pluies fines et incessantes de l’existence. Le temps ne paraît pas très-mauvais à ceux qui étudient derrière la vitre, mais cette pluie menue, presque imperceptible, glace l’infortuné piéton jusqu’aux os. Ceci me rappelle l’histoire d’une dame qui était une musicienne accomplie et qui, dans le demi-jour d’une après-midi de sa lune de miel, se mit au piano à l’intention de son mari. Elle joua comme jouent quelques femmes : elle fit passer toute son âme sur les touches, et exprima les pensées les plus ravissantes et les plus pures par quelques-uns des chefs-d’œuvre de Beethoven et de Mozart.

— Voilà un air très-gentil, — dit complaisamment le mari.

C’était une femme fière et réservée. Elle ferma le piano sans un mot de reproche ou de dédain ; mais de sa vie, et elle atteignit un âge avancé, elle ne remit la main sur les touches.