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AURORA FLOYD

la saison des courses, ce fut plus qu’il n’en put supporter, et il s’enfuit de son vieux manoir, malgré le parc et les bois qui l’environnaient et en faisaient un séjour des plus agréables ; car Aurora n’étant pas pour lui, tout lui était insipide, déplaisant et inutile. Il se rendit à Paris et s’installa dans le plus magnifique appartement de l’hôtel Meurice, d’où il allait dix fois par jour chez Galignani, pour demander les journaux anglais. Il dînait tristement chez Véfour, aux Trois Frères Provençaux, ou au Café de Paris. On entendait, dans tous les restaurants de Paris où l’on paye très-cher, sa grosse voix commander : Toos killyar de mellyour, vous savez ; mais il renvoyait les plats les plus friands sans y avoir goûté, et passait un quart d’heure à compter les cure-dents, et à penser à Aurora. Il se promenait lugubrement à cheval au bois de Boulogne, et s’asseyait tout frissonnant devant les cafés chantants, à écouter des romances qui lui paraissaient toujours avoir la même mélodie. Il fréquentait souvent les Cirques et l’Hippodrome, et il devint presque amoureux d’une jolie écuyère, qui avait des yeux noirs et qui lui rappelait Aurora ; mais, enfin ayant acheté une lorgnette puissante dans la rue de Rivoli, il découvrit que le visage de la belle portait une couche d’un pouce d’épaisseur d’un certain badigeon appelé blanc Rosati, et que le principal attrait de ses yeux était emprunté aux cercles d’encre de Chine dont ils étaient entourés. Dans l’accès de son désenchantement, il ne retourna plus la voir.

Une société fort joyeuse était réunie à Felden. Des voix d’enfants égayaient la maison ; de bruyants écoliers d’Eton et de Westminster grimpaient après les balustrades de l’escalier et jouaient au cerf-volant sur la longue terrasse de pierre. Ces jeunes gens étaient tous des cousins d’Aurora, et ils aimaient la fille du banquier avec une idolâtrie enfantine, que la douce Lucy ne put jamais leur inspirer. Cela faisait plaisir à Talbot de voir que, partout où allait sa future épouse, l’amour et l’admiration suivaient ses pas. Sa passion pour cette magnifique créature n’était pas excentrique, et, après tout, ce n’était pas une si terrible folie que