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LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

ci exigent des cas différents. Alors même que le mot en question reste extérieurement identique, la défense subsiste. Il n’est point permis de dire, par exemple : « Vous savez que je vous ai toujours respecté et porté une vive affection ».

D’où vient cette défense ? — Elle vient de la survivance, au fond de notre esprit, d’une déclinaison matériellement abolie. L’idée du datif, qui continue d’exister chez nous, ne permet pas le mélange avec l’accusatif, quoique, dans l’exemple présent, celui-ci soit le même. La règle, je le répète, n’est point artificielle : nous le sentons tous, en lisant la phrase fautive. C’est qu’il y a une réminiscence qui nous sert de guide. Il faudrait, en transportant la phrase à la troisième personne, dire : « Vous savez que je le respecte et lui porte une vive affection ». Le souvenir à moitié présent de le et lui empêche les deux vous de se confondre.

Pour la même raison il faut dire, en répétant le pronom, quoique le pronom ne change point : « Je te remercie et te serre la main[1] ».

Nous voyons ici une flexion détruite continuant de s’imposer à l’esprit grâce à l’association avec une forme similaire.

  1. Dans ses Remarques sur la langue française, Vaugelas fait mention de cette règle : « Cette règle, dit-il, est fort belle et très conforme à la pureté et à la netteté du langage ». C’est ce que Guillaume de Humboldt exprime de son côté en ces termes : « Es sinken die Formen, nicht aber die Form, die vielmehr ihren alten Geist über die neuen Umgestaltungen ausgoss ».