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LOI DE RÉPARTITION.

rangs aux expressions synonymes. Selon qu’un idiome est considéré comme supérieur ou inférieur, on voit ses termes monter ou descendre en dignité. La question de linguistique est au fond une question sociale ou nationale. M. J. Gilliéron décrit les effets produits par l’invasion du français dans un patois de la Suisse[1]. À mesure qu’un mot français est adopté, le vocable patois, refoulé et abaissé, devient vulgaire et trivial. Autrefois la chambre s’appelait païlé : depuis que le mot chambre est entré au village, païlé désigne un galetas. En Bretagne, dit l’abbé Rousselot, les jardins s’appelaient autrefois des courtils : maintenant que l’on connaît le mot jardin, une nuance de dédain s’est attachée à l’appellation rustique. Peu importe que les deux termes soient de même origine. Le Savoyard emploie les noms de père et de mère pour ses parents, au lieu qu’il garde pour le bétail les anciens mots de pâré et de mâré. Chez les Romains, coquina signifiait « cuisine » : l’osque popina, qui est le même mot, désigna un cabaret de bas étage.

On dira peut-être que ces mots sont naturellement différenciés par les choses qu’ils désignent et qu’on ne les a jamais comparés entre eux. Ce serait soutenir que l’intelligence populaire n’est pas capable de fixer deux objets à la fois. Je crois, au

  1. Le Patois de la commune de Vionnaz (Bas-Valais), dans la Bibliothèque de l’École des hautes études, 1880.