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L’HISTOIRE DES MOTS.

et que nous avons peine à reconnaître, quand on nous les présente hors de cette place unique qui leur est restée. Qu’est-ce, par exemple, que le mot conteste ? Il y a si longtemps qu’il est sorti de l’usage, que nous serions embarrassés de dire seulement de quel genre il est. Mais nous l’employons encore dans la locution : sans conteste. — Qu’est-ce, comme nom de couleur, que bis ? Il désignait autrefois le brun ou le noir. On disait : à tort ou à droit, à bis ou à blanc… L’un veut du blanc, l’autre du bis… C’est l’italien bigio. Nous ne l’employons plus qu’en parlant du pain. — Demeure, dans le sens de retard, a presque disparu ; mais tout le monde comprend l’expression : il y a péril en la demeure.

Ce n’est pas le mot qui forme pour notre esprit une unité distincte : c’est l’idée. Si l’idée est simple, peu importe que l’expression soit complexe ; notre esprit n’en percevra que la totalité. On peut même aller plus loin et se demander si, pour le plus grand nombre des hommes, il y a une conception nette et distincte du mot. Tout le monde sait que les personnes illettrées se laissent aller dans l’écriture aux plus étranges séparations, comme aux plus bizarres accouplements. Cela n’empêche pas que parmi elles il s’en trouve qui manient la pensée avec justesse, la parole avec propriété. Leur intelligence, en embrassant les masses, n’a jamais eu le loisir d’aller jusqu’au