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LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

ratifs comme meilleur, pire, moindre, si fréquemment employés que le procédé nouveau, sur lequel ils avaient d’ailleurs l’avantage de la brièveté, ne les a pas supplantés.

D’après ce premier exemple, nous pouvons déjà voir en quoi consiste la loi de spécialité. Parmi tous les mots d’une certaine espèce, marqués d’une certaine empreinte grammaticale, il en est un qui est peu à peu tiré hors de pair. Il devient l’exposant par excellence de la notion grammaticale dont il porte la marque. Mais en même temps il perd sa valeur individuelle et n’est plus qu’un instrument grammatical, un des rouages de la phrase. Quand nous disons un temps plus long, une journée plus courte, le mot plus sert à déterminer l’adjectif dont il est suivi ; mais par lui-même il n’a pas plus de contenance sémantique que la désinence ior[1]. On devine du même coup la raison pour laquelle la loi de spécialité a besoin du secours des siècles avant de pouvoir s’exercer. Les mots sont trop significatifs par eux-mêmes pour se prêter du premier coup à ce rôle d’auxiliaire. Il faut qu’un long usage dans des associations diverses ait lentement préparé les esprits à en retirer le trop-plein de valeur.

  1. Cela n’empêche pas que le mot plus, au sens de πλεῖον, et avec sa pleine et entière signification, ne continue d’être employé. Ex. : « En voulez-vous plus ? — Qui peut le plus peut le moins. » Nous aurons par la suite de nombreux exemples de cette segmentation des sens. Il est curieux d’observer que la prononciation a jusqu’à un certain point différencié ces deux plus.