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QU’APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE ?

Ce n’est pas le mélange de mots étrangers que la pureté de la langue a le plus à redouter : ce sont plutôt les termes scientifiques employés mal à propos. Je veux parler de cette prose bizarre qui déguise sous des substantifs abstraits les choses les plus ordinaires de la vie : un dynamisme modificateur de la personnalité, une individualité au-dessus de toute catégorisation, une jeunesse qui sentimentalise sa passionnalité. L’impropriété n’est pas toujours involontaire : elle est destinée à grandir les choses par l’exagération du langage, comme quand il est parlé des impériosités du désir ou de célestes attentivités. À côté de la philosophie, on voit les autres études alimenter de néologismes ce parler prétentieux et obscur : la médecine, la musique, l’exégèse, le moyen âge… Pendant que les verbes donnent naissance aux substantifs les plus inutiles (des frappements de grosse caisse, des ferraillements de verrerie, les perlements de la peau, les serpentements des bras), on voit d’autre part les substantifs produire des verbes non moins extraordinaires (il soleille lourdement, une idée contagionne les esprits, etc.). On ne peut pas reprocher à ces néologismes d’être contraires à l’analogie : au point de vue de la grammaire, ils sont inattaquables ; mais leur défaut est d’être superflus, de remplacer par une locution à la fois lourde et décolorée ce qui se disait de façon plus simple et plus vive. Voltaire a défini ce qu’on appelle le génie de la langue : « une