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L’ancien appareil grammatical n’est donc pas supprimé : mais il est dépouillé de sa valeur originaire au profit d’un ordre nouveau. La phrase, en cette nouvelle période du langage, se compose de mots qui sont les uns régissants, les autres régis. La syntaxe confisque à son profit la signification individuelle des flexions. C’est ce qu’on pourrait appeler, en faisant un emprunt à la mythologie germanique, « le crépuscule des désinences ».

Faut-il, dans cette adaptation à de nouveaux usages, voir une décadence ou un progrès ? La question peut sembler oiseuse, puisque chaque époque se fait le langage dont elle a besoin. Mais s’il fallait répondre, je dirais qu’on y doit voir un progrès. S’il est dans la nature de tous les arts de se transformer, comment le plus nécessaire des arts, celui qui est fait pour accompagner la pensée à chacun de ses pas, n’aurait-il pas transformé la matière à lui léguée par l’enfance de l’humanité ? Le progrès paraît à tous les yeux. Les mots qui étaient, pour ainsi dire, enfermés en eux-mêmes, contractent peu à peu des liens avec les autres mots de la phrase. Celle-ci, quoique composée de petites pièces immobiles et rapportées, nous apparaît tantôt comme une œuvre d’art ayant son centre, ses parties latérales et ses dépendances, tantôt comme une armée en marche dont toutes les subdivisions se relient et se soutiennent.