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COMMENT S’EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

sagesse des ancêtres, on ne s’est jamais fait faute, à aucune époque ni chez aucun peuple, de prendre des consultations auprès des mots sur la nature des choses. Quelquefois ce n’était pas à la langue maternelle, trop connue et trop voisine, qu’on s’adressait, mais à quelque langue plus ancienne. Cette conviction de l’ὀρθότης ὀνομάτων est universellement répandue. Cependant un peu de réflexion aurait dû faire comprendre que le langage étant une œuvre d’improvisation, où le plus ignorant a souvent la plus grande part, et où le hasard des événements a mis largement sa marque, il n’est guère raisonnable de lui demander des leçons de physique ou de métaphysique. Ç’a pourtant été un travers de toutes les époques. Je ne veux rien dire des anciens, ni des savants du moyen âge : mais nous voyons encore le chef de l’école sensualiste au xviiie siècle, Condillac, céder à la même illusion. Il vient de raisonner sur les qualités ou apparences des corps. « Dès que les qualités, dit-il, distinguent les corps et qu’elles en sont des manières d’être, il y a dans les corps quelque chose que ces qualités modifient, qui en est le soutien ou le sujet, que nous nous représentons dessous, et que, par cette raison, nous appelons substance, de substare, être dessous. » L’ancêtre des idéologues raisonne ici comme un pur élève de la scolastique.

Comment le langage nous renseignerait-il sur la substance et la qualité ? Il ne peut nous donner que