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IDÉE DE CE TRAVAIL.

construit, comment il a perfectionné, à travers des obstacles de toute nature, et malgré d’inévitables lenteurs, malgré même des reculs momentanés, le plus nécessaire instrument de civilisation. Il lui appartient de dire aussi par quels moyens cet outil qui nous est confié et dont nous sommes responsables, se conserve ou s’altère… On doit étonner étrangement le lecteur qui pense, quand on lui dit que l’homme n’est pour rien dans le développement du langage et que les mots — forme et sens — mènent une existence qui leur est propre.

L’abus des abstractions, l’abus des métaphores, tel a été, tel est encore le péril de nos études. Nous avons vu les langues traitées d’êtres vivants : on nous a dit que les mots naissaient, se livraient des combats, se propageaient et mouraient. Il n’y aurait aucun inconvénient à ces façons de parler s’il ne se trouvait des gens pour les prendre au sens littéral. Mais puisqu’il s’en trouve, il ne faut pas cesser de protester contre une terminologie qui, entre autres inconvénients, a le tort de nous dispenser de chercher les causes véritables[1].

  1. En écrivant ceci, je pense à toute une série de livres et d’articles tant étrangers que français. Le lecteur français se souviendra surtout du petit livre d’Arsène Darmesteter, la Vie des mots. Il est certain que l’auteur a trop prolongé, trop poussé à fond la comparaison, de telle sorte que par moments il a l’air de croire à ses métaphores, défaut pardonnable si l’on pense à l’entraînement de la rédaction. J’ai été l’ami, leur vie durant, des deux Darmesteter, ces Açvins de la philologie française, j’ai rendu hommage à leur mémoire, et je serais désolé de rien dire qui pût l’offenser. (Voir à la fin de ce volume mon article sur la Vie des mots.)