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COMMENT S’EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

On croit communément que le poète, aux yeux des Grecs, était « le créateur », et le poème « une création ». Cela est très beau et place très haut le poète. Mais la réalité est un peu différente. Après une première époque, celle des aèdes, où les poètes étaient leurs propres interprètes, il en vint une autre où l’on commença à distinguer l’auteur des vers et le chanteur ou acteur qui ne fait que les reproduire en public. On a dit alors μελῶν ποιητής, ou ἐπῶν ποιητής, par opposition à ῥαψῳδός ou ὑποκριτής. Puis, par abréviation, ποιητής, quand il était question d’odes ou de drames, a signifié l’auteur des vers, exactement comme quand, à la fin d’une pièce de théâtre, le public réclame aujourd’hui « l’auteur ». Mais cette dualité s’est peu à peu effacée du souvenir. Le poète, n’ayant plus besoin d’un truchement, mais gardant toujours le même nom, a paru alors devoir son titre à quelque conception plus élevée : c’est entouré de cette auréole de noblesse que son nom nous apparaît aujourd’hui.

Nous devons l’expression latine defunctus, pour désigner les morts, à une locution qui ne manquait pas de beauté en sa simplicité. Il faut compléter en defunctus vitâ, c’est-à-dire « qui s’est acquitté de la vie », celle-ci étant considérée comme une fonction difficile et sérieuse. Defunctorum memoria, c’est le souvenir de ceux qui, ayant servi en leur temps dans l’armée des vivants, ont reçu leur congé.