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MOTS ABSTRAITS ET ÉPAISSISSEMENT DU SENS.

« en face ». Deflectere de rectā regione, « quitter la bonne direction ». Mais ce sens a fait place à un sens beaucoup plus matériel : regio a signifié un pays ou le quartier d’une ville.

Le suffixe latin tion, qui a pris une si grande importance, et qui est apparenté au précédent, formait des noms abstraits, comme lectio, admiratio. Mais dès les plus anciens temps, l’épaississement commence à se faire sentir. Portio a été d’abord l’action de partager : puis il est devenu le nom de la portion[1]. Mansio était l’action de s’arrêter : chez Cicéron il s’oppose à discessus. Il s’est dit ensuite des relais établis le long des routes, et il a donné enfin notre maison[2].

On doit déjà commencer à voir pourquoi tant d’objets matériels sont du féminin : d’abstraits ils sont devenus concrets, mais sans changer de genre[3].

Faut-il croire que nos ancêtres avaient une faculté d’abstraction qui ait été en diminuant chez leurs descendants ? — Ce serait, je crois, une grande illusion. Nous reviendrons plus loin sur cette question des noms abstraits, qui contient, en partie, le secret

  1. D’une racine por, « attribuer », qui se retrouve dans le grec ἔπορον, « j’ai procuré » ; πέπρωται, « il a été attribué ».
  2. Nous disons de même des habitations, des constructions. Homère dit déjà d’Ulysse, au moment où il va se construire un navire : εὖ εἰδώς τεκτοσυνάων, « fort entendu en constructions ».
  3. Il existe des indices qui permettent de croire que les noms latins en tus, comme exercitus, amictus, ont été d’abord du féminin. On trouve chez Ennius : Non metus ulla tenet. Cf. les féminins grecs comme πρακτύς, « action », θελκτύς, « enchantement ».