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MOTS ABSTRAITS ET ÉPAISSISSEMENT DU SENS.

de nos langues et il se continue sous nos yeux. Je commencerai par des exemples tirés des langues anciennes.

Un suffixe très simple, qui servait à former des noms d’action, était le suffixe féminine ti (nominatif -ti-s), que nous trouvons en grec sous la forme σι-ς dans les mots comme γένεσις, « la naissance » ; γνῶσις, « la connaissance » ; χρῆσις, « l’usage » ; κρίσις, « la décision » ; πτῶσις, « la chute », etc. C’est le suffixe qui a donné en latin le mot ves-tis, qui signifiait « l’action de se vêtir ». Mais de cette signification générale il a passé à celle de l’objet qui sert à cet usage, et vestis est devenu le nom du vêtement. Si vestis est féminin, cela vient du temps où il était un nom abstrait.

Prenons un autre exemple emprunté à l’alimentation. Le suffixe latin tu-s donne des substantifs abstraits comme cantus, adspectus, gemitus, conatus, cultus. Parmi ces substantifs se trouve fructus, « l’action de jouir », de fruor. Il est encore employé en son sens propre chez Plaute[1]. Mais ce nom abstrait s’est solidifié pour désigner les fruits de la terre et des arbres, à tel point que quand on dit « vivre du fruit de son travail », on a l’air d’employer le mot au sens métaphorique.

Le suffixe qui, en latin, a donné les noms en tas,

  1. Casina, IV, 4, 16. Scio, sed meus fructus est prior.