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COMMENT S’EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

n’est plus chimérique. Comment les mots auraient-ils des tendances ? Nous entendons parler néanmoins de tendance péjorative, de tendance à l’affaiblissement, etc. Un philologue éminent a publié un travail, d’ailleurs très instructif, intitulé : Ein pessimistischer Zug in der Entwicklung der Wortbedeutungen[1]. Un autre écrivain, M. Abel, dans un mémoire sur les verbes anglais qui expriment une idée de commandement, dit que to command a une tendance à descendre, mais qu’il penche toutefois dans le bon sens. Il faut reléguer ces tendances parmi les « forces » dont la science du moyen âge peuplait la nature. Autant vaudrait prendre à la lettre nos économistes, quand ils disent que le métal argent a une tendance à baisser constamment de valeur.

La prétendue tendance péjorative est l’effet d’une disposition très humaine qui nous porte à voiler, à atténuer, à déguiser les idées fâcheuses, blessantes ou repoussantes. Aulu-Gelle fait remarquer que le mot periculum pouvait autrefois se prendre dans un bon sens : et, en effet, il signifie littéralement « expérience[2] ». S’il est arrivé à un sens fâcheux, c’est l’effet d’un pur euphémisme : nous disons de même d’une armée en déroute qu’elle a été « éprouvée ». Valetudo signifie « santé » : mais il est arrivé à en désigner le contraire, comme quand nous disons :

  1. Reinhold Bechstein dans la Germania de Pfeiffer, t. VIII.
  2. De la même famille de mots qui a donné experiri, peritus.