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tat. Il rencontra deux ou trois fois ses yeux durant le déjeuner. Ils le désappointèrent par leur calme limpidité. Ils n’étaient pas plus gênés que par le regard d’un étranger quelconque. Elle ne semblait même pas comprendre qu’il affectait de la regarder. Il pouvait en conclure soit qu’elle était une enfant très innocente, soit qu’elle avait déjà toute la puissance de dissimulation, toute la maîtrise d’une jeune femme du monde sur l’expression de ses sentiments.

Elle parla peu, mais il supposa qu’elle était comme tout le monde étouffée par la loquacité de sa sœur. « Elle parlerait comme sa sœur si elle en avait le loisir, pensait-il ; elle lui ressemble assurément, quoiqu’elle soit mieux, mais cette différence tient à sa jeunesse… » Enfin il n’y avait pas jusqu’au timbre de sa voix, qu’il trouvait pourtant agréable, où il ne reconnût l’accent de sa sœur. Sa conclusion fut qu’elle était une petite fille très forte.

Le déjeuner était assez avancé, quand Mme de Chandoyseau s’aperçut que le poète anglais qu’elle avait invité en même temps que Mme Belvidera et Dompierre, n’était pas là, et elle fut tout à coup au désespoir, se leva, convoqua tout le personnel de la maison à l’effet de s’enquérir si un accident n’était pas arrivé « au monsieur qui dessinait de si adorables choses, là-bas, en face de l’église, sur la petite place ». Dans le flot de paroles dont elle avait abreuvé ses hôtes, l’objet de sa passion s’était ainsi englouti. Combien de fois avait-elle avoué sous le sceau du secret, aussi bien à l’Italienne qu’à son jeune compatriote, que son âme était tout entière absorbée par cet être insaisissable qui la traitait comme une servante, et qu’elle considérait comme un dieu ! Cependant elle avait oublié qu’il déjeunait avec elle.

« Tout doit passer avec une pareille légèreté, se dit