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tout entier, et les villages avaient l’air d’être couchés sur les rives, comme des bêtes bienheureuses. En face d’eux, Stresa perdu dans la brume de chaleur, mais dont on distinguait le drapeau du débarcadère, souvenir de leur arrivée et de l’angoisse qu’avait causée au jeune homme celle qu’il appelait la « Sirène ». Puis venaient, le long de la route, la série des jardins aux arbres courts, soigneusement rognés pour le souci de la vue du lac : les jardins de la duchesse de Gênes, et ceux de l’hôtel, témoins de leurs aveux. Vers la gauche, l’Isola Madre, la mère du groupe des Borromées, gorgée de végétation, paraissait dormir, repue, derrière son grand palais rose peuplé de jardiniers. Quelques voiles blanches filaient au loin.

Après une minute de songerie muette en face d’une des plus belles vues du monde, Mme Belvidera dit, d’un ton de religieuse admiration :

— Mon ami, voilà des moments inoubliables…

Il fit signe qu’il pensait comme elle. Elle hésita un peu, avant d’ajouter :

— Vous êtes, je crois bien, le premier homme que j’aie rencontré, et qui soit capable de ne pas interrompre d’un mot la grande émotion que l’on éprouve à côté de lui… J’ai vu beaucoup de belles choses et de beaux paysages ; ils m’ont toujours été gâtés par quelqu’un.

Cette phrase fut doublement sensible à Gabriel, parce qu’il pensait qu’elle faisait peut-être allusion par ce « quelqu’un » à son mari, de qui ils n’avaient jamais parlé, et qui lui avait paru si loin, dans la première exaltation, que son image, vraiment, ne l’avait pas atteint un seul instant. Qui était-il, comment était-il ? Cette question si tôt venue d’ordinaire à l’esprit de qui s’éprend d’une jeune femme mariée, avait été