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à la réputation de Carlotta, et elle avait un véritable remords de ce qu’elle avait répandu en sourdine. Les âmes petites et basses sont toujours effrayées devant la mort. La situation de Gabriel Dompierre n’était guère moins embarrassée. Il se trouvait entre Mme Belvidera qu’il n’avait pas détrompée depuis le jour où elle avait puisé à l’Isola Madre la conviction que Carlotta était la maîtresse de Lee, et M. Belvidera qui le croyait l’amant de la pauvre fille. Que dire ? Que faire ? Laisser planer cette double erreur lui paraissait odieux. Mais avouer à Luisa que Carlotta était la plus honnête fille du monde, c’était lui avouer la lâcheté qu’il avait commise en acceptant la réputation d’être son amant, dans le but de détourner les soupçons de M. Belvidera. D’autre part, dire à M. Belvidera : « Je n’étais pas l’amant de Carlotta » c’était rouvrir précisément à de possibles soupçons une porte qu’il avait coûté si cher de fermer. Vis-à-vis de cette morte, cependant, le goût de la vérité semblait l’emporter sur toutes les autres considérations. Un immense besoin de franchise montait au cœur de tous. Nettoyer, laver à grande eau toutes ces misères ! Ah ! quel soulagement et quel désir ! Le couteau de Paolo, en tranchant la vie de Carlotta, n’ouvrait-il pas une phase tragique ; ne laissait-il pas dans l’air une surexcitation, n’ébranlait-il pas les nerfs des uns et des autres, ne donnait-il pas le signal d’en finir ?

On croisa dans l’ombre une barque où l’on reconnut Dante-Léonard-William. Il avait son chapeau rabattu sur les yeux ; un manteau à grand col relevé l’enveloppait. Il allait probablement au devant de Carlotta pour une de ces promenades nocturnes qui étaient toujours demeurées mystérieuses. Peut-être se contentait-il en ces entrevues de s’asseoir à côté d’elle et de dire des vers en regardant dans ses yeux la couleur