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a rendu pareil à celui d’une boucherie et d’un abattoir. En vérité il faut être naïf pour venir parler de bonheur à un amant : c’est la torture qu’il recherche.

Gabriel monta par le petit escalier tournant, jusqu’au cœur du vieil arbre où il avait tenu dans ses bras le corps de Luisa. « Elle était là, pensait-il, une fois assis sur la petite plate-forme ; je sentais sur mes genoux son poids bien-aimé ; le parfum de sa gorge et de ses cheveux m’environnait ; un de ses bras, — son bras, mon Dieu ! puis-je revoir cette image sans mourir ! — était sorti complètement du peignoir, et l’obscurité m’empêchant de le voir, je le parcourais lentement des lèvres, depuis la grâce vivante du poignet jusqu’au délire mortel que contient la rondeur de l’épaule. Je lui dis : « Luisa, il n’est pas possible que je survive au délice que vous me donnez ! » Elle se releva brusquement : « Ah ! c’est vous ! »

Et il eût donné encore son âme, son éternité, pour goûter à nouveau le supplice raffiné de cette petite scène.

La nuit s’avançait ; le lac et les montagnes commençaient à blanchir. Il pensa : « Ce serait le moment de nous en aller si elle était là ! » Et il se leva et partit, comme s’il la suivait.

Il prenait des précautions pour ne pas faire de bruit en marchant sur le sable. Il se souvint d’un cri qu’elle avait poussé, un matin qu’ils rentraient côte à côte, en appuyant le pied sur un limaçon dont la coque avait craqué. Quelques oiseaux lui avaient répondu et les massifs s’étaient éveillés autour d’eux.

Gabriel remarqua que Dante-Léonard-William était encore à son balcon. Il avait éteint sa lampe et ne travaillait plus. Il était debout et regardait fixement au loin. Sans doute voyait-il l’aube répandre à flots