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ques semaines, lui avait dit : « Ce pays-ci est mauvais ». À voir ce soir le malheureux vieillard, et lui-même, et le triste accablement de son entourage, il ne jugeait plus que ces paroles de puritain fussent si ridicules.

Cependant il eût voulu prendre la défense de Carlotta, qui n’était mauvaise que dans le sens où l’on peut dire que l’est la nature avec son soleil et avec ses nuits, avec le bruit de ses sources, l’odeur de ses moissons et le goût de ses fruits ; mais il s’aperçut qu’on l’épiait à cause du bruit de ses relations avec la marchande des Borromées, et que M. Belvidera lui-même, si ce n’eût été sa discrétion naturelle, l’eût certainement félicité d’avoir choisi une maîtresse qui possédait une telle séduction.

D’ailleurs tous étaient sous le charme. Des femmes voulaient embrasser la chanteuse, et on envoyait des fillettes lui demander son nom. La traversée fut trop courte.

— D’où est-elle ? où va-t-elle ? interrogeait-on de tous côtés.

On fut rassuré quand on sut qu’elle allait jusqu’à l’Isola Bella. On lui jetait de la monnaie qu’elle ramassait avec son avidité ordinaire ; et son humeur ayant profité de cet encouragement qui était le plus puissant sur elle, elle donnait toute sa voix, elle enflait son chant avec une frénésie vraiment nouvelle. Qu’éprouvait-elle en plus de la joie d’augmenter son trésor ? Commençait-elle à comprendre l’espèce de royauté qu’elle exerçait sur ce lac et ces îles ? Était-elle grisée ce soir par l’enchantement même qu’elle avait répandu autour d’elle ? À un moment, elle mit un tel accent sauvage, une telle saveur fauve dans la passion que traduisait son refrain monotone, que nombre de personnes, et des hommes même, furent ébranlés jusqu’à