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— Le prévoir, oui… C’est peut-être même parce que vous lui ressemblez un peu, parce que vous deviez avoir beaucoup à mettre en commun avec lui, que je vous ai aimé !…

— Alors, il fallait l’empêcher !

— Non !

— Pourquoi ? pourquoi ? dit-il en lui tordant les deux mains. Tu voulais donc que ce qui est arrivé arrivât ? Ça te fait donc plaisir de me voir au supplice plusieurs fois le jour quand ma conscience se révolte au moment où je lui donne ma main, cependant du plus grand cœur que je l’aie jamais donnée à quelqu’un ? Ça t’amuse donc de me voir grelotter d’amour pour toi dans le brasier même du grand amour dont il te couvre, dont tu te laisses couvrir avec tant de fierté et de bonheur… et de raison ! hélas ! car je t’admire moi-même d’être aimée de lui ; je souhaiterais presque, par satisfaction d’amour-propre, que toute femme aimée de moi fût au moins distinguée par lui ! Je l’aime presque autant que toi ! Dis ! c’est ça qui te plaît ; c’est cette guerre à côté de toi, à cause de toi, qui te grise ; c’est une espèce d’odeur de sang qui te monte à la tête ; la guerre entre frères a quelque chose de toujours plus ignoble, c’est plus touchant pour vous autres femmes, et tu goûtes une atroce volupté à ne pas savoir auquel des deux vont tes vœux !

— Laisse-moi ! laisse-moi ! dit-elle, tu me fais mal.

Elle était à bout et pleurait de douleur à cause des étaux dans lesquels ses mains étaient prises. Le reste de ses vêtements s’en était allé dans le désordre de la lutte, et était retenu à peine par une de ses jambes qu’elle agitait au bord du lit. Il était décidé à lui lâcher les mains de peur de voir son corps étendu. Mais elle lui avait saisi les siennes à son tour et, avec une adresse sans égale, ses mains couraient le long des bras