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-elle, par la perfection de son corps et la simplicité de son âme, sur le cerveau du poète, un effet analogue à celui dont on avait été témoin sur la petite place d’Isola Bella, lorsque Carlotta vêtue de loques inspirait au crayon de l’Anglais ces gracieuses arabesques idéales qu’il avouait ne pouvoir point composer sans le concours d’un être réel ? Cette supposition à peine vraisemblable, étant donné un homme ordinaire, ne paraissait pas du tout incompatible avec la figure que Dompierre se composait de Dante-Léonard-William ; elle s’accordait beaucoup plus que toute autre avec le prix qu’il semblait mettre à ne se pas séparer de celle qui lui tenait lieu véritablement de muse. Carlotta lui était du même secours que le clavier ou la corde sonore au musicien. Peut-être alors demeurait-il chaste en sa présence ! peut-être les deux amants de la chambre des fleurs au palais roses en sortaient-ils vierges.

L’invraisemblable, l’inouï, l’impossible ! Mais les situations les plus ordinaires de la vie quotidienne abondent en faits qui méritent ces épithètes extrêmes. La vie est un perpétuel sujet d’étonnement, un fourmillement de surprises, un déroulement de phénomènes exceptionnels, une apparence continue de miracles. Il n’y a pas une famille, pas un couple de personnes dont l’intimité soudain dévoilée ne soit propre à combler de stupeur le témoin le mieux prévenu et le plus clairvoyant. Qui donc, à voir notre petit monde réuni ce matin dans l’espace que peuvent occuper deux banquettes, sur le pont d’un bateau à vapeur, se fût douté des dessous abominablement machinés des figures égalisées par la politesse ou, si l’on aime mieux, par le mensonge ? Et quoi de plus baroque que ce troupeau rongé par l’amour, par la rivalité, par la méchanceté, par de sourdes haines, et réuni côte à côte, docilement, pour une partie de plaisir en commun, à