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approche, on le sent venir ; il y aura un instant où il sera passé : tout sera gagné ou perdu ; parler auparavant serait trop de hâte ; ne parler qu’après serait une maladresse ; il ne faut pas avoir l’air d’un timide, mais encore moins d’un fat ; l’air empressé est détestable, mais marquer de la négligence ne vous serait pas pardonné ; n’oubliez pas que la gaucherie d’un seul mot peut vous compromettre à jamais, et qu’en revanche une expression heureuse peut vous tenir lieu d’une cour assidue…

Ce jeu impertinent, qui peignait trop bien l’état d’esprit du malheureux jeune homme, l’exaspérait en avivant les causes de son hésitation et en ajoutant une question d’amour-propre à son ardente envie d’en triompher. Pour répondre au poète, qui semblait décidément nourrir contre l’amour une sorte de ressentiment farouche, il affecta un ton dégagé et gouailleur qui était fort éloigné de sa pensée :

— Taisez-vous donc ! dit-il, vous n’y entendez rien, car vous négligez de parler du dessin du nez, de la couleur des yeux ou de l’agrément de la barbe, qui sont des éléments plus forts en ce monde que toute la délicatesse et que tout l’esprit !

Lee comprit, à l’amertume de cette réplique, que le badinage qu’il avait tenté d’employer dans l’espoir de détendre un peu les facultés de son ami, allait à l’encontre de ses intentions. Mais il voulait évidemment user de tous les moyens pour l’empêcher de s’élancer dans l’obscur chemin d’une intrigue dont le seul aspect de la future héroïne faisait pressentir le caractère tragique. Il changea de ton :

— Mon ami, dit-il, il arrive qu’en face de l’amour qui va naître, la nature de l’homme s’arrête subitement, pareille au cheval qui flaire la mort. Elle hésite d’abord ; puis se retourne avec horreur ; elle se cabre et