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de la Chandoyseau se fût trouvée là au moment où il prononça ces mots. Tout le sublime du monde n’est devenu grotesque que par le pullulement des imbéciles. Cet homme évidemment incapable d’un mensonge, d’une dissimulation, d’un mouvement douteux, faisait simplement l’honneur à sa femme, non seulement de ne la pas soupçonner, mais de ne même pas prendre garde que quelqu’un pût la soupçonner.

Les deux amants restèrent sans pouvoir se regarder.

Après un long moment de silence et d’embarras, Luisa dit avec une impatience dans la voix :

— Ouvrez donc ! on n’y voit pas ici !

Il ouvrit les volets d’une des portes-fenêtres. Le jour éclatant entra, et la vue des verdures et des fleurs lui fit l’effet d’un réveil brusque à l’issue d’un mauvais rêve. Mais ce ne fut que pour lui donner plus vive la sensation de la réalité. Sans regarder encore Luisa, les yeux perdus dans l’admirable décor qui avait servi de cadre à leur amour, il lui dit :

— Je vais partir.

— Non ! fit-elle avec assurance.

— « Non ! » vous voulez donc que je reste là à souffrir sous vos yeux ?…

Il se tourna vers elle à ce moment et la regarda. Elle était demeurée debout contre la table du milieu, une de ses mains froissant la couverture d’une publication quelconque. Elle était vêtue d’une blouse de percale blanche avec un col d’homme et une cravate mauve ; ses bras transparaissaient sous le tissu léger. Sa robe était d’un blanc tout uni, et il voyait l’extrémité de son petit soulier jaune s’agiter fébrilement. Il était assez près d’elle pour respirer l’odeur de délire que tout son corps répandait et dont il lui semblait qu’il ne pût pas plus se passer que d’air et de pain. Il fut envahi de la courbature générale qu’il avait res-