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J’examine le génie, la science & la pénétration de Descartes ; & je jette ensuite les yeux sur un paysan qui n’a jamais quitté les champs & la campagne ; & qui toujours attaché à son travail, ne s’occupe qu’à bêcher la terre, à boire, à manger. Je trouve plus de distance de son ame à celle d’un philosophe, qu’il n’y en a à celle d’un chien. Que fait ce paysan, qui ne lui soit commun avec le moindre animal ? Il a des passions & il est sensible à l’amitié, à la reconnoissance : il distingue le bien & le mal, selon qu’on lui en a inspiré les préjugés. Un chien bien élevé, & qu’on a formé avec soin, aime son maître, le suit, le défend. On en a vû mourir de douleur & de tristesse. Voilà donc les passions communes & au chien & au paysan. Examinons s’il ne distingue pas le mal & le bien. Il ne fera point d’ordure dans certaine chambre, il ne prendra point de la viande qu’il trouvera exposée dans certain endroit, parce qu’on l’a battu lorsqu’il a voulu le faire, & qu’on lui a par-là inspiré le préjugé, que prendre de la viande dans cet endroit étoit une chose mal faite [1].

  1. Postremo quid in hâc mirabile tanto pone est re, Si genus humanum, cui vox & linguavigeret, Pro vario sensu varias res voce notaret, Cum pecudes mutae, cum denique saecla ferarum Dissimiles soleant voces, variasque ciere, Cum metus, aut dolor est, & cum jam gaudia gliscunt Quippe etenim id licet è rebus cognoscere apertis, Irritata canum cum primùm magna Molossum, Mollia ricta premunt duros nudantia dentes ; Longè alio sonitu rabie destricta minantur : Et cum jam latrant, & vocibus omnia complent ; At catulos blandè cum linguâ lambere tentant, Aut ubi eos lactant pedibus morsuque petentes, Suspensis teneros imitantur dentibus haustus ; Longè alio pacto gannitu vocis adulant : Et cum deserti baubantur in oedibus, aut cum Plorantes fugiunt sumisso corpore plagas. Lucret. de Rerum Nat., lib. 5. vers. 1058. « Ce n’est point une chose bien étonnante, dit Lucrèce, que les hommes aient donné des noms différens à des choses distinctes. Ayant leurs organes disposés à parler, puisque les animaux, sans avoir l’usage de la parole, ont des moyens pour s’exprimer très-distinctement, & de témoigner de leur joie ou leur tristesse. L’expérience démontre cette vérité. Ne voit-on pas, que, lorsque les chiens d’Epire sont irrités, ils haussent leurs babines pour faire craindre la force des dents qu’ils montrent. Leurs cris menaçans sont bien différens de leurs simples aboyemens. Et quand ils caressent leurs petits avec la langue & qu’ils feignent de les mordre & de les attaquer, leur ton est bien différent de celui dont ils se servent dans les cris affreux qu’ils jettent lorsqu’ils sont renfermés dans une chambre ou qu’ils ont reçu quelque blessure. »