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VEUVAGE BLANC

souffrais de n’en point avoir assez. J’aspirais à la grande vie, je voulais la donner aux miens. Si ma femme avait vécu, peut-être aurais-je résisté à l’entraînement, car elle me retenait de tout son pouvoir sur la pente périlleuse. Peut-être aussi aurais-je cédé quand même. Le vertige de l’or m’avait pris. Il m’a emporté et, comme tant d’autres, aujourd’hui il me tue.

« Car je vais mourir. Ce que tu diras en lisant ces mots, je l’entends. Tu considéreras qu’il est criminel d’abandonner ma fille sans ressources. Pauvre chère petite, je la chéris pourtant. Au moment où je poserai sur ma tempe le canon de mon revolver — mon ancien revolver d’ordonnance — c’est son nom qui sera sur mes lèvres, c’est son image dont se rempliront mes yeux avant que de se fermer à jamais. Et c’est pour elle cependant qu’il faut que je meure. Tu me comprendras, Alcide, quand je t’aurai dit que je suis la proie d’une affection nerveuse des plus graves et sans remède. Un seul espoir me restait d’en atténuer l’acuité : me retirer des affaires, abolir de ma vie cet élément permanent de surexcitation, de tension nerveuse, d’autant plus épuisant que le spéculateur doit se couvrir d’un masque imperturbable. Aussi en avais-je pris la résolution. De bonne foi je m’étais fixé comme terme la liquidation de cette campagne de hausse conduite par un grand financier invariablement heureux et que si souvent j’avais suivi au succès. Le destin en a disposé autrement : c’est la baisse qui est venue, une baisse injustifiée, extravagante, et pour moi l’effondrement total.

« Dès lors je suis condamné. Le repos m’aurait permis de vivre et le repos ne m’est plus permis. Le travail ne m’est pas possible davantage. À cause de Louise, j’aurais accepté la déchéance. Mais ce cruel revers a brisé en moi tout ressort. Je ne serais plus désormais qu’un névropathe non seulement inapte à remplir mes