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VEUVAGE BLANC


CHAPITRE II


Louise Fresnaye fit l’effort de prendre place pour le dîner en face de son hôte. Simple formalité en ce qui la concernait, les besoins de la nature paralysés en elle par l’atroce révulsion morale. Belle fourchette et solide buveur, Me Sigebert se sentait une manière de honte de s’abandonner, devant cette pathétique figure, à son appétit aiguisé par les émotions, par les agitations de ces trois journées. La cuisinière avait tenu à honneur de soigner son menu comme d’ordinaire. Joseph avait pensé rendre hommage à la mémoire de son maître en décantant, avec son soin habituel, une bouteille de ce vieux pomard « que le pauvre monsieur aimait tant ».

Et il y avait une ironie de suprême amertume dans ce repas de grande chère servi avec élégance en un cadre somptueux — ce repas, le dernier que l’orpheline dût prendre sous le toit écroulé. Les choses ont leur vie. Tout intérieur possède un cœur qui palpite, une âme qui rayonne — l’âme et le cœur de ceux qui l’ont créé et qui l’animent, et qu’en retour il réjouit ou il console. La disparition d’un foyer n’est pas sans analogie avec la mort d’un être. Et dans quelles conditions cruellement brutales celui-ci était-il voué à la destruction… Demain, tout ce qui le constituait serait dispersé aux quatre vents des enchères publiques, emportant de-ci de-là un peu de ceux qui y avaient vécu.

Plus que le regret du luxe perdu, le sentiment de cette séparation pesait sur l’orpheline. Quant à Me Sigebert, c’est le côté positif de la situation qui l’apitoyait. Avoir joui de tant de bien-être et se trouver, du jour au lendemain, précipitée dans le dénûment… Cet homme débonnaire sentait monter en lui une véri-