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Voilà pourquoi nous nous fuyons. Nous sentons confusément qu’en nous-mêmes est la cause de tous nos maux, et qu’en même temps nous n’avons nul moyen de nous changer. Du moins, pouvons-nous réellement nous fuir ? Pas davantage, parce que moi, qui prétends m’évader de moi-même, je suis encore et toujours moi, avec mon désir et mon impuissance également infinis.

Cependant les hommes, par les créations de leur intelligence, ont essayé de remédier aux vices de leur nature. Ils ont institué le droit ; et la morale, comme des moyens d’atteindre à leur fin.

Certes, à juger d’après l’apparence, il semble que notre justice soit essentiellement juste, que nous ayons un sûr moyen de connaître ce qui est juste en soi. Mais comment s’en tenir à ce sentiment, quand on compare et réfléchit, quand on a lu Montaigne ? Que de diversité dans ce qui devrait être un et universel ! Plaisante justice, celle qu’une rivière ou une montagne borne ! Quel est le fondement réel de notre justice ? C’est le temps, l’imagination, la force, et rien autre chose. Qu’est-ce que la propriété ? Une usurpation dont le souvenir est effacé. Qu’est-ce qui fait l’autorité des médecins et des juges ? C’est leurs soutanes et leurs mules, c’est leurs robes rouges et les hermines, dont ils s’emmaillottent en chats fourrés. Qu’est-ce que le droit de nos rois, sinon leur cortège de gardes, de hallebardes, de trognes armées, qui n’ont de mains et de forces que pour eux ?

Telle est notre justice. Les demi-savants en concluent qu’il n’y a pas de justice. Le peuple, lui,