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tenant ce frêle obstacle, et entraînait vers des doctrines panthéistiques les âmes avides de haute spéculation.

Entre ces deux adversaires, la philosophie spiritualiste réussirait-elle à se maintenir ?

Telles furent les observations et les réflexions auxquelles se trouva conduit M. Janet. Il les consigna dans une série d’études sur Taine, Renan, Littré, Vacherot, qu’il publia en 1865 sous le titre de La Crise philosophique. Et comme, par la suite, l’esprit scientifique et l’esprit métaphysique continuèrent à se développer et à s’étendre, c’est en face de ces deux puissances que, pendant toute sa vie, M. Janet s’appliqua à maintenir le règne des idées spiritualistes.

Il appréciait fort la polémique élégante, habile, éloquente de M. Caro. Mais il y voyait une escrime très distinguée plutôt qu’un véritable affermissement du spiritualisme. Pénétré du principe de la dialectique platonicienne, il jugea que la vraie manière de désarmer les adversaires, c’était moins de triompher de leurs faiblesses ou de leurs erreurs, que de dégager et de s’assimiler la part de vérité qui devait se trouver dans leurs doctrines.

Et d’abord, il n’hésita pas à rompre avec ce principe, alors devenu courant, que la philosophie doit avant tout être une garantie de l’ordre établi, qu’elle s’honore de consolider les fondements des plus nobles croyances de l’humanité, qu’elle se juge à ses conséquences pratiques et sociales. Très nettement il déclara que la philosophie vraiment digne de ce nom cherche le vrai pour lui-même, abstraction faite de son utilité, ou plutôt considère la poursuite impartiale du vrai comme un devoir, partant comme une utilité première et fondamentale.

C’est de ce point de vue qu’il détermina l’orientation qu’il convenait de donner à la philosophie.

Pour lui permettre de faire front à la science, il demanda qu’elle-même devînt véritablement une science, c’est-à-dire que, d’une part, elle conservât fidèlement le fonds des connaissances acquises, et que, d’autre part, elle restât ouverte à toutes les nouveautés dont le progrès de la réflexion pouvait démontrer la légitimité. Et, selon lui, cette condition était certainement réalisable. En effet, depuis Descartes et Maine de Biran, la philosophie possédait, d’une manière définitive, dans cette réalité qu’on nomme la conscience, l’objet et l’instrument de ses recherches.

Et la conscience, interrogée avec méthode et pénétration, promettait également aux métaphysiciens, sur le terrain même de l’expérience, les vues relatives à l’être, qu’ils demandaient à la spéculation allemande. Car par delà le fait, comme l’a montré Biran, la réflexion découvre la cause. Et ainsi se rejoignent la conscience et la raison, le relatif et l’absolu, que Cousin séparait par un abîme. Notre moi, approfondi, apparaît comme la conscience de l’universel.

Telles furent les idées qui, surtout après 1869, inspirèrent les travaux de M. Janet. Elles donnèrent tout d’abord une impulsion nouvelle et une direction précise à ses études historiques. Puisque la dialectique est la condition du progrès en philosophie, c’est le devoir du philosophe, non seulement de bien connaître et de comprendre avec profondeur toutes les manifestations importantes de la pensée humaine, mais encore de discerner ce qu’il y a sans doute