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lectuelle, qui se dégageait de toute sa personne. C’était un mélange surprenant de pensée et de vie. Transporté par le professeur dans le monde des idées et du vrai en soi, tout entier aux choses qu’il exposait, on oubliait de remarquer la précision heureuse et la facilité savante de sa parole, une simplicité inviolable qui n’excluait ni l’imagination ni l’esprit, une verve naturelle qui ne faisait jamais tort au raisonnement, une dialectique serrée, pressante, qu’on eût dite habile, si elle avait été autre chose que le jeu des idées elles-mêmes, s’entre-choquant et se conciliant au sein d’une libre et large intelligence.

Il recherchait surtout la clarté, comme un héritage national que nous avons le devoir de conserver et de transmettre à nos descendants. Il la possédait en maître. Par sa bouche, un Kant et un Hegel même, sans renoncer à leur profondeur, parlaient un langage humain et accessible à tous.

Sa puissance d’argumentation se montrait notamment dans les soutenances de doctorat. Plus d’une fois, j’ai entendu dire aux candidats que, d’emblée, M. Janet avait mis le doigt sur le point faible de la thèse, et que, par ses définitions, ses distinctions et ses déductions si précises et si judicieuses, il avait subitement éclairci ce qui, après des années de réflexion, leur était demeuré obscur. Ce n’était pas en vain qu’il avait étudié la dialectique platonicienne. Il était impossible de mieux poser une question, de discuter plus méthodiquement le pour et le contre, d’enchaîner ses idées avec plus d’aisance et de logique, d’aboutir à des conclusions plus nettes et mieux amenées, que ne faisait M. Janet, en quelque circonstance qu’il eût à prendre la parole.

À l’exemple de Socrate et de Platon, il voyait dans l’exposition et la discussion orales, dans le commerce vivant des intelligences, une condition de l’invention et de la critique des idées

Aussi a-t-il commencé par traiter oralement toutes les théories qui devaient faire l’objet de ses ouvrages. En lui le professeur et l’écrivain, jusqu’à la fin, n’ont fait qu’un. Nous en trouvons un touchant témoignage dans la manière dont il nous présente son dernier grand ouvrage, véritable testament philosophique, ses Principes de métaphysique et de psychologie (1897) : « J’ai cru devoir, dit-il, conserver à ces leçons leur forme primitive, avec les imperfections qu’elle entraîne… J’ai voulu rester professeur devant le public qui écoute. » Qui pourrait s’en plaindre ? Ce livre nous rend, autant qu’il se peut faire, avec le penseur, que nous admirons, le maître que nous avons aimé.

Sa première préoccupation quand lui furent confiées les destinées de l’enseignement de l’histoire de la philosophie à la Sorbonne, fut de se rendre un compte exact de l’état de la philosophie. Il jugea que les idées spiritualistes, jadis maîtresses de l’opinion, étaient depuis dix ou quinze ans très sérieusement menacées.

D’une part, un esprit nouveau s’éveillait, l’esprit des sciences positives, pour qui les intérêts les plus chers du cœur humain ne comptent pas, et qui affectent de ne connaître que les faits et leurs rapports observables. Au nom de cet esprit on raillait la philosophie sur son éternel recommencement et son manque de principes assurés, sur son asservissement aux désirs et aux fantaisies de l’homme, voire aux intérêts des classes régnantes et des gouvernements.

D’autre part, le souffle métaphysique qui partait de l’Allemagne, arrêté quelque temps par l’interposition de la philosophie écossaise, brisait main-