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90. Enfin sons ce gouvernement parfait il n’y aurait point de bonne Action sans récompense, point de mauvaise sans châtiment et tout doit réussir[1] au bien des bons ; c’est-à-dire, de ceux qui ne sont point des mécontents dans ce grand État, qui se fient à la Providence, après avoir fait leur devoir, et qui aiment[2] et imitent, comme il faut, l’Auteur de tout bien, se plaisant dans la considération de ses perfections suivant la nature du pur amour[3] véritable, qui fait prendre plaisir à la féli-

  1. « Réussir, » pour réissir, d’exire : avoir issue, aboutir. Pascal écrit de même : « De tous les corps réunis, on ne saurait faire réussir une petite pensée. »
  2. La « patience forcée » des Stoïciens elle-même n’est pas assez. « Notre-Seigneur, dit Leibnitz (Théod., Préf., éd. Erdm., p. 470 b), inspire des pensées plus sublimes, et nous apprend même le moyen d’avoir du contentement, lorsqu’il nous assure que Dieu, parfaitement bon et sage, ayant soin de tout, jusqu’à ne point négliger un cheveu de notre tête, notre confiance en lui doit être entière ; de sorte que nous verrions, si nous étions capables de le comprendre, qu’il n’y a même pas de moyen de souhaiter rien de meilleur (tant absolument que pour nous) que ce qu’il fait. C’est comme si l’on disait aux hommes : faites votre devoir et soyez contents de ce qui en arrivera, non seulement parce que vous ne sauriez résister à la Providence divine ou à la nature des choses (ce qui peut suffire pour être tranquille, et non pas pour être content), mais encore parce que vous avez à faire à un bon maître.
  3. Leibnitz pense ici à la contestation qui régnait de son temps sur l’amour désintéressé et l’amour mercenaire. Il estime qu’une bonne définition suffit à la vider. « Amare, dit-il (De notionibus juris et justitiæ, éd. Erdm., p. 118 b), sive diligere est felicitate alterius delectari, vel, quod eodem redit, felicitatem alienam asciscere in suam. » D’après cette définition, on voit aisément que l’amour désintéressé est possible, et en quel sens. Du moment que le bonheur d’un autre est ressenti comme sien, on s’en réjouit immédiatement et non pour quelque avantage extrinsèque. Et il est naturel que nous aimions Dieu d’un tel amour. Car, dit Leibnitz (Princ. de la Nat. et de la Gr., § 17 sqq.), bien qu’il ne tombe pas sous nos sens externes, il ne laisse pas d’être très aimable et de nous donner un très grand plaisir. Ne voyons-nous pas que les honneurs, quoiqu’ils ne consistent pas dans les qualités des sens extérieurs, font plaisir aux hommes ? Il en est de même de la musique, quoique sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres et dans le compte, dont nous ne nous apercevons pas et que l’âme ne laisse pas de faire des battements ou vibrations des corps sonnants. De même encore, les plaisirs de la vue reposent en définitive sur les proportions, dont seule l’intelligence est juge. Toutes ces choses, sans nous procurer aucun profit, nous remplissent d’admiration et d’enchantement. Supposez maintenant que l’objet beau soit en outre capable lui-même de félicité ; et le sentiment qu’il nous inspirera deviendra le véritable amour (De notion. juris et justitiæ, 115 b). Or qui plus que Dieu est beau, parfait et capable de félicité ? (V. sup., p. 123).