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58. Et c’est le moyen d’obtenir autant de variété qu’il est possible, mais avec le plus grand ordre, qui se puisse, c’est-à-dire, c’est le moyen d’obtenir autant de perfection qu’il se peut[1] (§ 120, 124, 241, sqq., 214, 243, 275).

59. Aussi n’est-ce que cette hypothèse (que j’ose dire démontrée) qui relève comme il faut la grandeur de Dieu c’est ce que Monsieur Bayle reconnut, lorsque dans son Dictionnaire (article Rorarius[2]) il y fit des

  1. Descartes, mathématicien par-dessus tout, ne voit dans le divers qu’un aspect extérieur des choses à travers lequel il s’agit de discerner l’homogénéité. Le divers n’a aucun prix à ses yeux : tout son effort tend à le résoudre en une essence uniforme. Doué au contraire d’un vif sentiment de la réalité et de la beauté, Leibnitz, en même temps qu’il admet, comme mathématicien, la réduction logique du divers à l’homogène et de l’obscur au clair, entreprend, comme métaphysicien, une tâche inverse, celle de montrer comment, au point de vue de l’existence, l’un et l’homogène doit engendrer le multiple, le distingué, l’infinie variété des formes compatibles avec la loi de l’harmonie. Si le divers n’existait pas, selon Leibnitz il faudrait l’inventer. Car si, au point de vue de la science, la perfection consiste dans l’homogénéité mathématique, au point de vue de l’être, elle consiste dans la richesse, dans la fécondité, dans l’activité infiniment diversifiée. Descartes cherchait simplement l’idée claire, c’est-à-dire l’idée d’une nature homogène : Leibnitz cherche en outre l’idée distincte, ou plutôt l’idée renfermant du distingué, c’est-à-dire l’idée qui présente avec distinction un grand nombre de détails. L’étendue suffisait à Descartes, à Leibnitz il faut la vie.
  2. Rorarius (Rorario, 1485-1556 ?), légat des papes Clément VII et Paul III, connu par un petit traité sur l’intelligence des animaux. Bayle, exposant et examinant, dans une note de l’article intitulé Rorarius, le système de Leibnitz sur l’âme des bêtes et l’harmonie préétablie, déclare que cette dernière hypothèse n’encourt pas moins que celle des causes occasionnelles le reproche de faire intervenir Dieu comme un Deus ex machina. « La vertu interne et active, dit-il, communiquée aux formes des corps, selon M. Leibnitz, connaît-elle la suite d’actions qu’elle doit produire ? Nullement ; car nous savons par expérience que nous ignorons si dans une heure nous aurons telles ou telles perceptions ; il faudrait donc que les formes fussent dirigées par quelque principe externe dans la production de leurs actes. Cela ne serait-il pas le Deus ex machina, tout de même que dans le système des causes occasionnelles ? » Bayle conclut que la raison pourquoi Leibnitz ne goûte pas le système cartésien n’est qu’une fausse supposition, consistant à croire que les causes occasionnelles font une plus large part au miracle que l’harmonie préétablie. Quant à la raison que Bayle allègue ensuite contre l’harmonie préétablie, c’est à peu près celle de Foucher (Erdm., 130), disant que, dans le système de Leibnitz, le corps ne sert de rien, puisque tout ce qui arrive dans l’âme y arriverait de même, si elle n’était pas jointe à un corps. « Que l’âme du chien, dit Bayle, soit construite de telle sorte qu’au moment qu’il est frappé il sentirait de la douleur, quand même on ne frapperait pas, c’est ce que je ne saurais comprendre. » Il ajoute que l’âme, étant une substance simple, ne peut avoir en elle la puissance de diversifier ses opérations (Voy. sup., p. 148, note 1).