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libre n’est que l’état où se trouve un corps, lorsque la résultante des forces qui le sollicitent est nulle. Or l’expérience nous invite elle-même à éliminer les accidents qui troublent la pureté des déterminations mathématiques. Un tronc d’arbre qui, vu de près, est tortueux, paraît de plus en plus droit à mesure qu’on le voit de plus loin. Quel besoin avons-nous de notions à priori, pour achever ce travail de simplification, et éliminer par la pensée tous les accidents, toutes les irrégularités, c’est-à-dire, d’une manière abstraite et vague, celles que nous voyons et celles que nous ne voyons pas ? Par là, sans doute, nous n’acquérons pas l’idée de choses supérieures à la réalité. C’est, au contraire, la réalité appauvrie, décharnée, réduite à l’état de squelette. Mais est-il donc si évident que les figures géométriques soient supérieures à la réalité ; et le monde en serait-il plus beau, s’il ne se composait que de cercles et de polygones parfaitement réguliers ?

Ainsi la forme et la matière des éléments mathématiques sont contenus dans les données de l’expérience. La continuité mesurable dans la coexistence, la succession et le déplacement, est l’objet d’une connaissance à posteriori.

Reste, il est vrai, le lien qui unit ce terme aux formes inférieures de l’être, le rapport de la forme mathématique proprement dite à la forme logique. Mais l’esprit affirme-t-il à priori que tout fait explicable se produise dans l’espace et dans le temps, et implique l’existence d’un mouvement ? Il est permis d’en douter ; car nous avons l’idée des faits psychologiques, comme n’étant pas dans l’espace et comme n’enveloppant aucun changement de lieu. Cette doctrine préjuge d’une manière téméraire une question qui doit rester ouverte à la recherche scientifique. Il n’est, en effet, nullement inconcevable que l’étendue mobile ne soit pas la forme nécessaire de tout ce qui est donné.