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à quelque degré que ce soit, ne peut dériver de l’expérience ? Mais alors il faut nier l’existence même de la connaissance à posteriori. Car des choses données forment nécessairement un tout distinct, par rapport à ce qui n’est pas donné. D’ailleurs, si, pour circonscrire exactement la part de l’expérience, on retranche des concepts empiriques de l’étendue, de la durée et du mouvement le lien des parties entre elles, comme ajouté par l’esprit, que reste-t-il ? Un je ne sais quoi qui n’offre aucune prise, non seulement à l’esprit, mais même aux sens et à l’imagination. En retranchant du domaine propre de l’expérience tout ce qui, à un degré quelconque, implique de l’unité, on aboutit à faire des éléments donnés une inconnue éternellement inimaginable, indéfinissable, inconcevable : ce qui revient à en nier l’existence. Tout alors vient de l’esprit ; l’expérience n’est plus un mode de connaissance distinct, c’est une systématisation moins rigoureuse que celle de la pensée ; l’esprit n’a d’autres lois à connaître que les siennes propres. Mais le dualisme, dont on croyait avoir triomphé, reparaît bientôt, au sein de l’esprit lui-même, dans la distinction nécessaire des intuitions à priori de la sensibilité et des notions à priori de l’entendement : et il s’agit maintenant de savoir si les premières, qui enveloppent les propriétés mathématiques, doivent se ramener aux secondes, ou si elles ont leur origine dans la sensibilité elle-même, comme dans une faculté hétérogène. Les termes du problème ont changé : le problème, au fond, est resté le même.

Ce serait encore restreindre outre mesure la portée de l’expérience que de lui enlever les formes d’espace et de temps, parce qu’elles nous apparaissent comme indéfinies. Certes l’expérience immédiate ne nous fournit rien de semblable. Mais une série d’expériences peut très bien nous donner l’idée d’une succession sans fin, à moins que l’on