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DES ÉTUDES JURIDIQUES ET POLITIQUES.

en tant qu’individu. Garantir la liberté de choix du père de famille lui apparaît, non comme un précepte absolu, mais comme un moyen, l’un des plus efficaces sans doute et d’une très grande valeur relative, mais comme un moyen (à combiner avec d’autres) de produire une société moralement vivace et forte. Sauvegarder la souveraineté de la conscience et la dignité dans le citoyen, l’indépendance de l’ordre civil, conserver néanmoins le bienfait d’une grande force morale qui a l’entrée traditionnelle des esprits, maintenir dans la plus large mesure possible « la paix et la bonne volonté » entre les hommes, voilà les principaux des buts multiples et contradictoires au milieu desquels le politique cherche à se reconnaître et à frayer son chemin. Il se pourra que les égards dus à quelques dissidents aient à s’effacer devant tels ou tels de ces intérêts majeurs, de ces intérêts d’État. Entre tant de considérations à ménager, le législateur estimera sans doute qu’il ne faut rien précipiter ; il n’aura garde de donner la parole à des griefs encore inarticulés ou même inconscients, qui s’irriteraient au son même de leur voix, tandis qu’ils peuvent dormir ainsi longtemps encore. Il sentira le prix de la réticence, de l’action ferme, espacée, silencieuse. — On voit ainsi comment, d’un côté, le pouvoir peut être entraîné à une législation générale, uniforme, hâtive ; comment, de l’autre, tout lui conseille une procédure lente, échelonnée, moins des lois que des actes de gouvernement, variant avec les lieux et les circonstances.

Que si l’on considère d’une manière générale l’évolution récente et le caractère actuel de notre droit public, on sera frappé de voir à quel point l’esprit juridique emprunté au droit civil l’a pénétré, au grand dommage de l’esprit politique et des intérêts de l’État. À l’origine, le droit privé chez les Romains n’était qu’une branche du droit politique ; on sait avec quelle lenteur il a conquis son indépendance. En France, sans qu’on en ait le sentiment ou sans qu’on en prenne souci, notre droit public n’est qu’une application ou une extension des principes de notre loi civile ; il n’a pour ainsi dire pas d’essence spécifique ; il n’a pas trouvé son assiette propre. — La Révolution a été faite par des légistes imbus de toutes les abstractions qui dominent le droit des individus ; ils les ont transportées dans la sphère du droit constitutionnel, et elles y sont demeurées, maîtresses bien qu’étrangères. Qu’est-ce que l’idée de contrat social, par exemple, si ce n’est une de ces abstractions qui, partant de l’individu, recomposent fictivement la société et l’État au lieu de les accepter en bloc des mains du passé et sous la garantie de l’histoire, comme