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l’incendie ma femme et mon fils ! » Je remarquai qu’il regrettait davantage son fils que sa femme ; je lui demandai qui il était. Il me répondit qu’il était Suisse et des environs de Zurich, instituteur des langues allemande et française à Moscou, depuis dix-sept ans. Alors il continua à pleurer et à se désespérer, en répétant toujours : « Mon cher fils ! Mon pauvre fils !… »

J’eus pitié de ce malheureux, je le consolai en lui disant que, peut-être, il les retrouverait, et, comme je savais qu’il devait mourir comme les autres, je résolus de le sauver. À côté de lui marchaient deux hommes qui se tenaient fortement par le bras, l’un jeune et l’autre déjà âgé ; je demandai au Suisse qui ils étaient ; il me dit que c’étaient le père et le fils, tous deux tailleurs d’habits : « Mais, me répondit-il, le père est plus heureux que moi, il n’est pas séparé de son fils, ils pourront mourir ensemble ! » Il savait le sort qui l’attendait, car comprenant le français, il avait entendu l’ordre que l’on avait donné pour eux.

Au moment où il me parlait, je le vis s’arrêter tout à coup et regarder avec des yeux égarés ; je lui demandai ce qu’il avait : il ne me répondit pas. Un instant après, un gros soupir sortit de sa poitrine, et il se mit de nouveau à pleurer en me disant qu’il cherchait l’emplacement de son habitation, que c’était bien là, qu’il le reconnaissait au grand poêle qui était encore debout, car il est bon de dire que l’on y voyait toujours comme en plein jour, non seulement dans la ville, mais loin encore.

Dans ce moment, la tête de la colonne, qui marchait précédée du détachement de lanciers polonais, était arrêtée et ne savait où passer, à cause d’un grand encombrement qui se trouvait dans une rue plus étroite et par suite des éboulements. Je profitai de ce moment pour satisfaire au désir qu’avait ce malheureux de voir si, dans les cendres de son habitation, il ne retrouverait pas les cadavres de son fils et de sa femme. Je lui proposai de l’accompagner ; nous entrons sur l’emplacement de la maison : d’abord nous ne voyons rien qui puisse confirmer son malheur, et déjà je le consolais en lui disant que, sans doute, ils étaient sauvés, quand tout à coup, à l’entrée de la porte de la cave, j’aperçus quelque chose de gros et informe, noir et raccourci. J’avan-