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Mais à peine ont-ils fait trente pas, que nous les vîmes disparaître à nos yeux : le premier était tombé de tout son long ; celui qui l’avait suivi le releva de suite. Les deux derniers s’étaient caché la figure dans leurs mains, et avaient évité d’être aveuglés par les cendres, comme le premier, qui n’y voyait plus, car c’était par un tourbillon de cette poussière qu’ils avaient été enveloppés. Le premier, ne pouvant plus voir, criait et jurait comme un diable : les autres étaient obligés de le conduire, mais ils ne purent le ramener, ni revenir à l’endroit où j’étais avec l’homme et la charge. Et moi, je n’osais risquer de les joindre, car le passage devenait de plus en plus dangereux. Il fallut attendre plus d’une heure, avant que je pusse aller à eux. Pendant ce temps, celui qui était devenu presque aveugle, pour se laver les yeux, fut obligé d’uriner sur un mouchoir, en attendant qu’il puisse se les laver avec le vin que nous avions : provisoirement, avec l’homme qui était resté avec moi, nous en vidâmes une bouteille.

Lorsque nous fûmes réunis, nous vîmes qu’il y avait impossibilité d’aller plus avant sans danger. Nous décidâmes de retourner sur nos pas, mais, au moment de retourner, nous eûmes l’idée de prendre chacun une grande plaque en tôle pour nous couvrir la tête en la tenant du côté où le vent, les flammes et les cendres venaient ; nous en prîmes donc chacun une. Après les avoir ployées pour nous en servir comme d’un bouclier, nous les appliquâmes sur nos épaules gauches, en les tenant des deux mains, de manière que nous avions la tête et la partie gauche garanties. Après nous être serrés les uns contre les autres, et en prenant toutes les précautions possibles pour ne pas être écrasés, nous nous mîmes en marche, un soldat en tête, ensuite moi tenant celui qui ne voyait presque pas, par la main, et les autres suivaient. Enfin nous traversâmes avec beaucoup de peine, et non sans avoir failli être renversés plusieurs fois.

Lorsque nous eûmes traversé, nous nous trouvâmes dans une nouvelle rue, où nous aperçûmes plusieurs familles juives et quelques Chinois accroupis dans des coins, gardant le peu d’effets qu’ils avaient sauvés ou pris chez les autres. Ils paraissaient surpris de nous voir : probablement qu’ils n’avaient pas encore vu de Français dans ce quartier.