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se porter dans les environs du Kremlin, où l’Empereur venait de se loger, et, comme il n’y avait pas vingt-quatre heures que j’étais de service, je fus laissé avec quinze hommes au palais du gouverneur. Sur les dix heures, je vis venir un général à cheval ; je crois que c’était le général Pernetty[1]. Il conduisait, devant son cheval, un individu jeune encore, vêtu d’une capote de peau de mouton, serrée avec une ceinture de laine rouge. Le général me demanda si j’étais le chef du poste, et, sur ma réponse affirmative, il me dit : « C’est bien ! Vous allez faire périr cet homme à coups de baïonnette ; je viens de le surprendre, une torche à la main, mettant le feu au palais où je suis logé ! »

Aussitôt, je commandai quatre hommes pour l’exécution de l’ordre du général. Mais le soldat français est peu propre pour des exécutions semblables, de sang-froid : les coups qu’ils lui portèrent ne traversèrent pas sa capote ; nous lui aurions sans doute sauvé la vie, à cause de sa jeunesse (et puis il n’avait pas l’air d’un forçat), mais le général, toujours présent, afin de voir si l’on exécutait ses ordres, ne partit que lorsqu’il vit le malheureux tomber d’un coup de fusil dans le côté, qu’un soldat lui tira, plutôt que de le faire souffrir par des coups de baïonnette. Nous le laissâmes sur la place.

Un instant après, arriva un autre individu, habitant de Moscou, Français d’origine, et Parisien, se disant propriétaire de l’établissement des bains. Il venait me demander une sauvegarde, parce que, disait-il, on voulait mettre le feu chez lui. Je lui donnai quatre hommes, qui revinrent un instant après, en disant qu’il était trop tard, que cet établissement spacieux était tout en flammes.

Quelques heures après notre malheureuse exécution, les hommes du poste vinrent me dire qu’une femme, passant sur la place, s’était jetée sur le corps inanimé du malheureux jeune homme. Je fus la voir ; elle cherchait à nous faire comprendre que c’était son mari, ou un parent. Elle était assise à terre, tenant la tête du mort sur ses genoux, lui

  1. J’ai su, depuis, que c’était bien le général Pernetty, commandant les canonniers à pied de la Garde impériale. (Note de l’auteur.)