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la barbe et les moustaches hérissées de glaçons. Je regardais sans pouvoir lui parler, tant j’étais saisi.

Enfin je lui adressai la parole : « Eh bien ! Père Elliot, vous voilà arrivé ! D’où diable venez-vous ? Comme vous voilà arrangé ! Vous avez l’air souffrant ! — Ah ! mon bon ami, me dit-il, il y a vingt ans que je suis militaire, je n’ai jamais pleuré, mais aujourd’hui je pleure, plus de rage que de ma misère, en voyant que je vais être pris par des misérables Cosaques, sans pouvoir combattre ; car vous voyez que je suis à demi mort de froid et de faim. Voilà bientôt quatre semaines que je marche isolé, depuis le passage du Niémen, sur la neige, dans un pays sauvage, sans pouvoir obtenir aucun renseignement sur l’armée ! J’avais deux compagnons : l’un est mort il y a huit jours, et le second probablement aussi. Depuis quatre jours j’ai dû l’abandonner chez de pauvres Polonais où nous avions couché. J’arrive seul, comme vous voyez ; voilà, depuis Moscou, plus de quatre cents lieues que je fais dans la neige, sans pouvoir me reposer, ayant les pieds et les mains gelés, et même mon nez ! »

Je voyais des grosses larmes couler des yeux du vieux guerrier.

Picart et Grangier venaient de me rejoindre ; Grangier avait de suite reconnu le père Elliot : ils étaient de la même compagnie, mais Picart qui, cependant, le connaissait depuis dix-sept ans[1], ne pouvait le remettre. Nous entrâmes dans la maison la plus à notre portée ; nous y fûmes bien accueillis ; c’était chez un vieux marin, généralement ces gens-là sont bons.

Picart fit asseoir près du feu son vieux compagnon d’armes ; ensuite, tirant d’une des poches de sa capote une des deux bouteilles de vin, il en remplit un grand verre et dit au père Elliot : « Ah ça, mon vieux compagnon d’armes de la 23e demi-brigade, avalez-moi toujours celui-ci. Bien ! Et puis cela : très bien ! À présent, une croûte de pain, et cela ira mieux ! » Depuis Moscou, il n’avait pas goûté de vin ni mangé d’aussi bon pain ; mais il semblait oublier toutes ses misères. La femme du marin lui lava la figure avec un

  1. Depuis la campagne d’Italie. (Note de l’auteur.)