Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/354

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

blant de pleurer, comme il arrive toujours, à la mort d’un vieil oncle qui vous laisse quelque chose. Il dit à la femme qu’il ne pourrait aller dîner avec elle à cause de ses amis venus le voir ; que, né avec un cœur sensible, il ne ferait que pleurer. En disant cela, il fit semblant d’essuyer une larme. La femme recommença à pleurer de plus belle et nous, en voyant jouer une comédie pareille, nous fûmes obligés, pour ne pas éclater de rire, de nous couvrir la figure avec notre mouchoir, de sorte que la brave femme pensa que nous pleurions, et nous dit que nous étions des bons hommes, mais qu’il ne fallait pas que cela nous empêchât de dîner, et qu’elle allait nous faire servir. Ensuite elle se retira et deux domestiques femelles vinrent nous apporter le dîner. Il y avait tant de choses, que nous n’aurions pu le manger en trois jours.

Notre repas fut, comme on doit bien le penser, on ne peut plus gai ; et cependant, lorsque nous revenions sur nos misères, sur le sort de nos amis que nous avions vus périr et de ceux dont nous ne savions comment ils avaient disparu, nous devenions tristes et pensifs.

Nous étions encore à fumer et à boire, il commençait déjà à faire nuit, lorsque la dame de la maison entra pour nous dire que l’on nous attendait pour prendre le café. Nous nous laissons conduire et nous arrivons, après quelques détours, dans une grande chambre, Grangier en avant, et moi le second. Picart était resté en arrière. Nous apercevons, en entrant, une longue table bien éclairée par plusieurs bougies. Autour, quatorze femmes plus ou moins vieilles, toutes habillées de noir ; devant chacune d’elles étaient posés une tasse, un verre et une longue pipe en terre, et du tabac, car presque toutes les femmes fument, dans ce pays, et surtout les femmes des marins. Le reste de la table était garni de bouteilles de vin du Rhin et de genièvre de Dantzig.

Picart n’était pas encore entré. Nous pensions qu’il n’osait pas se présenter, à cause de sa figure ; mais à peine avions-nous fait cette remarque, que nous voyons toutes les femmes faire un mouvement et jeter des grands cris en regardant du côté de la porte d’entrée : c’était mon Picart qui faisait son entrée dans la chambre, avec son masque de peau blanche, affublé de son manteau de la même couleur, coiffé d’un