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Je demandai à Marie où était son mari : « Vous savez bien, me répondit-elle, qu’il a été tué à Krasnoé (chose que j’avais ignorée jusqu’à présent) ; c’était un bon enfant, celui-là, je le regrette beaucoup ! » Ensuite elle fronça les sourcils, baissa la tête. Un instant après, elle la releva et, comme j’avais toujours les yeux fixés sur elle, elle me regarda en riant, mais d’un sourire triste. Je lui demandai à quoi elle pensait : « À manger, comme vous voyez ! Avant, j’avais un ami qui m’en donnait ; à présent, je mange lorsque l’on m’en donne ou lorsque j’en trouve, chose bien rare ; il n’y a qu’à boire ! » En même temps, elle prit une pincée de neige qu’elle porta à sa bouche.

Je la vis se lever avec peine pour se mettre en marche ; elle me donna une poignée de main et me dit adieu. Je remarquai qu’elle était courbée par la fatigue et la misère, qu’elle marchait péniblement, appuyée sur un gros bâton de sapin. La mère Gâteau la suivait, toujours sa schabraque sur la tête, jurant et marmottant entre les dents. Je compris que c’était toujours après le vieux chasseur.

Dans ce moment, nous pouvions être quarante, et, à chaque instant, notre nombre augmentait. J’aperçus un sergent du régiment : il se nommait Humblot. En me voyant, il me demanda ce que je faisais là. Je lui répondis que je me reposais et que j’examinais si je ne ferais pas bien de passer la nuit où je me trouvais et de partir le lendemain de grand matin.

Humblot, qui était un brave garçon et qui m’aimait beaucoup, me fit des observations très justes, d’abord sur le temps qui était supportable, sur l’avantage qu’il y aurait pour moi de traverser la forêt où, me disait-il, de l’autre côté, nous trouverions des maisons où nous pourrions passer la nuit ; le lendemain, nous arriverions de bonne heure à Wilbalen, petite ville à trois ou quatre lieues d’où nous étions, où nous trouverions nos camarades et pourrions nous procurer des vivres. Enfin, il fit tant, que je pris mon sac et mon fusil, et partis avec le sergent Humblot.

En marchant, Humblot me dit que, quoique nous fussions dans la Poméranie prussienne, il n’était pas prudent de marcher isolé en arrière, car plusieurs milliers de Cosaques avaient passé le Niémen sur la glace.