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tous ces malheureux que les Russes étaient près de nous et, par ce moyen, leur faire accélérer le pas, pour, le même jour, gagner Kowno. C’était une partie des débris de la Grande armée.

Notre viande n’était pas encore à moitié cuite, que nous jugeâmes prudent de décamper au plus vite pour ne pas être entraînés par ce nouveau torrent.

Nous avions encore six lieues à faire pour arriver à Kowno ; et déjà nous étions exténués de fatigue ; il pouvait être onze heures ; Faloppa me disait : « Mon sergent, nous n’arriverons jamais aujourd’hui ; le ruban de queue est trop long[1]. Nous ne pourrons jamais sortir de ce pays du diable, c’est fini ; je ne verrai plus ma belle Italie ! » Pauvre garçon, il disait vrai !

Il y avait bien une heure que nous marchions, depuis la dernière fois que nous nous étions reposés, lorsque nous rencontrâmes plusieurs groupes d’hommes de quarante, de cinquante, plus ou moins, composés d’officiers, de sous-officiers et de quelques soldats, portant au milieu d’eux l’aigle de leur régiment. Ces hommes, tout malheureux qu’ils étaient, paraissaient fiers d’avoir pu, jusqu’alors, conserver et garder ce dépôt sacré. L’on voyait qu’ils évitaient de se mêler, en marchant, aux grandes masses qui couvraient la route, car ils n’auraient pu aller ensemble et en ordre.

Nous marchâmes tant que nous pûmes, avec ces petits détachements ; nous faisions tout ce que nous pouvions pour les suivre, mais le canon et la fusillade venant de nouveau à se faire entendre, ils s’arrêtèrent au commandement d’un personnage dont on n’aurait jamais pu dire, aux guenilles qui le couvraient, ce qu’il pouvait être ; je n’oublierai jamais le ton de son commandement : « Allons, enfants de la France, encore une fois halte ! Il ne faut pas qu’il soit dit que nous ayons doublé le pas au bruit du canon ! Face en arrière ! » Et, aussitôt, ils se mirent en ordre sans parler et se tournèrent du côté d’où venait le bruit. Tant qu’à nous, qui n’avions pas de drapeau à défendre, puisqu’il

  1. Ruban de queue, expression du troupier pour désigner une longue route. (Note de l’auteur.)