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cœur m’avait pris, et je rendis tout ce que j’avais dans l’estomac. J’allai chez un marchand d’eau-de-vie, vis-à-vis de notre logement ; je lui demandai quel était l’individu chez qui nous étions logés ; il fit le signe de la croix en répétant à plusieurs reprises : Ave, Maria purissima, sin peccado concebida ! Il me dit que c’était la maison du bourreau. Je fus, pendant quelque temps, malade de dégoût, mais Faloppa, en partant, avait emporté le restant de la graisse, avec laquelle il prétendait nous faire encore de la soupe. Je fus obligé de le lui faire jeter, et c’est pour cela qu’en Russie, lorsque nous n’avions rien à manger, il me disait toujours ce que j’ai rapporté.

Depuis une demi-heure nous n’avions pas perdu la colonne de vue, preuve que nous avions assez bien marché. Il est vrai de dire que le chemin se trouvait meilleur, mais, un instant après, il devint raboteux et aussi glissant que le matin. Le froid était très vif, et déjà nous avions rencontré quelques individus qui se mouraient sur la route, quoique vêtus d’épaisses fourrures. Il faut dire aussi que l’épuisement y était pour quelque chose. Faloppa tomba plusieurs fois, et je pense que, si je n’avais pas été avec lui pour l’aider à se relever, il serait resté sur la route.

Le chemin devint meilleur : nous pouvions apercevoir la longue traînée de la colonne qui marchait devant nous. Nous redoublâmes d’efforts pour la rejoindre, mais ne pûmes y parvenir. Nous trouvâmes, sur notre passage, un hameau de cinq à six maisons dont la moitié étaient en feu ; nous nous y arrêtâmes. Autour étaient plusieurs hommes dont une partie semblait ne pouvoir aller plus avant, et plusieurs chevaux tombés mourants, qui se débattaient sur la neige. Faloppa se dépêcha de couper un morceau à la cuisse de l’un d’eux, que nous fîmes cuire au bout de nos sabres, au feu de l’incendie des maisons.

Pendant que nous étions occupés à cette besogne, plusieurs coups de canon se firent entendre dans la direction d’où nous venions. Regardant aussitôt de ce côté, j’aperçus une masse de plus de dix mille traîneurs de toutes armes, en désordre sur toute la largeur de la route. Derrière eux marchait l’arrière-garde. Depuis, j’ai pensé que le maréchal Ney faisait quelquefois tirer le canon afin de faire croire à