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sur la route, une glace à nous empêcher de marcher. Si je n’avais pas eu, comme la veille, le secours de mes amis, j’aurais probablement, comme beaucoup d’autres, terminé mon grand voyage le dernier jour où nous sortions de la Russie.

À peine le jour commençait-il à paraître, que nous arrivâmes au pied d’une montagne qui n’était qu’une glace : que de peine nous eûmes pour la franchir ! Il fallut se mettre par groupes serrés fortement les uns contre les autres, afin de se soutenir mutuellement. J’ai pu remarquer que, dans cette marche, l’on était plus disposé à se secourir les uns les autres. C’est probablement parce que l’on pensait pouvoir arriver au terme de son voyage. Je me souviens que, lorsqu’un homme tombait, l’on entendait les cris : « Arrêtez ! Il y a un homme de tombé ! » J’ai vu un sergent-major de notre bataillon s’écrier : « Arrêtez donc ! Je jure que l’on n’ira pas plus avant, tant que l’on n’aura pas relevé et ramené les deux hommes que l’on a laissés derrière ! » C’est par sa fermeté qu’ils furent sauvés.

Arrivés au haut de la montagne, il faisait assez jour pour y voir, mais la pente était tellement rapide et la glace si luisante, que l’on n’osait se hasarder. Le général Roguet, quelques officiers et plusieurs sapeurs qui marchaient les premiers, étaient tombés. Quelques-uns se relevèrent, et ceux qui étaient assez forts pour se conduire se laissèrent aller sur le derrière, se gouvernant avec les mains ; d’autres, moins forts, se laissèrent aller à la grâce de Dieu. C’est dire qu’ils roulèrent comme des tonneaux. Je fus du nombre de ces derniers, et je serais probablement allé me jeter dans un ravin et me perdre dans la neige, sans Grangier qui, plein de courage et encore fort, se portait toujours devant moi en reculant et s’arrêtant dans la direction où je devais m’arrêter en roulant. Alors il enfonçait la baïonnette de son fusil dans la glace pour se tenir, et lorsque j’étais arrivé, il s’éloignait encore en glissant et faisait de même. J’arrivai en bas meurtri, abîmé, et la main gauche ensanglantée.

Le général avait fait faire halte pour s’assurer si tout le monde était arrivé et comme la veille on s’était assuré du nombre d’hommes présents, on vit avec plaisir qu’il ne