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d’honneur, et enterrés dans la grande redoute. Ils ont tous été tués par la mitraille, en battant la charge. Ah ! mon sergent, continua-t-il, jamais je n’oublierai cette bataille ! Quelle boucherie ! — Et, vous, lui dis-je, qu’avez-vous ? — Ah bah ! rien, une balle entre le coude et l’épaule ! Asseyons-nous un instant, nous causerons de nos pauvres camarades et de la jeune Espagnole, notre cantinière. »

Voici ce qu’il me raconta :

« Depuis sept heures du matin nous nous battions, lorsque le général Campans, qui nous commandait, fut blessé. Celui qu’on envoya pour le remplacer le fut aussi ; ainsi d’un troisième. Un quatrième arrive : il venait de la Garde. Aussitôt, il prit le commandement et fit battre la charge. C’est là que notre régiment, le 61e, acheva d’être abîmé par la mitraille. C’est là aussi que les amis furent tués, la redoute prise et le général blessé. C’était le général Anabert. Pendant l’action, j’avais reçu une balle dans les bras, sans m’en apercevoir.

« Un instant après, ma blessure me faisant souffrir, je me retirai pour aller à l’ambulance me faire extraire la balle. Je n’avais pas fait cent pas que je rencontrai la jeune Espagnole, notre cantinière. Elle était tout en pleurs ; des blessés venaient de lui apprendre que presque tous les tambours du régiment étaient tués ou blessés. Elle me dit qu’elle voulait les voir, afin de les secourir. Malgré ma blessure qui me faisait souffrir, je me décidai à l’accompagner. Nous avançâmes au milieu des blessés qui se retiraient péniblement, et d’autres que l’on portait sur des brancards.

« Lorsque nous fûmes arrivés près de la grande redoute et qu’elle vit ce champ de carnage, elle se mit à jeter des cris lamentables. Mais ce fut bien autre chose, lorsqu’elle aperçut à terre les caisses brisées des tambours du régiment. Alors elle devint comme une femme en délire : « Ici, l’ami, ici, s’écria-t-elle ! C’est ici qu’ils sont ! » Effectivement ils étaient là, gisants, les membres brisés, les corps déchirés par la mitraille, et, comme une folle, elle allait de l’un à l’autre, leur adressant de douces paroles. Mais aucun ne l’entendait. Cependant, quelques-uns donnaient encore signe de vie. Le tambour-maître, celui qu’elle appelait son père, était du nombre.