Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/256

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Deux coups de canon se firent entendre, ensuite la fusillade : c’était le maréchal Ney qui sortait de la ville en faisant l’arrière-garde, et qui était aux prises avec les Russes. Ceux qui ne pouvaient plus combattre doublèrent le pas autant qu’il leur était possible ; je voulus faire comme eux, mais mon pied gelé et ma mauvaise chaussure m’en empêchaient, puis les coliques qui me prenaient à chaque instant et qui me forçaient de m’arrêter, faisaient que je me trouvais toujours des derniers. J’entendis derrière moi un bruit confus : je fus heurté par plusieurs soldats de la Confédération du Rhin qui fuyaient. Je tombai de tout mon long dans la neige et, aussitôt, d’autres me passèrent sur le corps. Ce fut avec beaucoup de peine que je me relevai, car j’étais abîmé de douleurs, mais comme j’étais habitué aux souffrances, je ne dis rien. J’aperçus, pas loin de moi, l’arrière-garde ; je me crus perdu si, malheureusement, elle venait à me dépasser, mais le contraire arriva, car le maréchal la fit arrêter sur une petite éminence, afin de donner le temps à d’autres hommes que l’on apercevait de sortir encore de la ville pour nous rejoindre. Le maréchal avait avec lui, pour contenir l’ennemi, environ trois cents hommes.

J’aperçus devant moi un individu que je reconnus, à sa capote, pour être un homme du régiment. Il marchait fortement courbé, en paraissant accablé sous le poids d’un fardeau qu’il portait sur son sac et sur ses épaules. Faisant un effort pour me rapprocher de lui, je fus à même de voir que le fardeau était un chien et que l’homme était un vieux sergent du régiment nommé Daubenton[1] ; le chien qu’il portait était le chien du régiment, que je ne reconnaissais pas.

Je lui témoignai ma surprise de le voir chargé d’un chien, puisque lui-même avait de la peine à se traîner, et, sans lui donner le temps de me répondre, je lui demandai si c’était pour le manger ; que, dans ce cas, le cheval était préférable : « Hélas ! non, me répondit-il, j’aimerais mieux manger du Cosaque ; tu ne reconnais donc pas Mouton, qui a les pattes gelées et qui ne peut plus marcher ? — C’est vrai, lui dis-je, mais qu’en veux-tu faire ? » Tout en mar-

  1. Le sergent Daubenton était un vieux brave qui avait fait les campagnes d’Italie. (Note de l’auteur.)