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cantinière ; ils avaient tout perdu : voitures, chevaux, bagages, ainsi que deux enfants morts dans la neige. Il ne restait plus, à cette pauvre femme, que le désespoir et son mari mourant. Cette malheureuse, jeune encore, était assise sur la neige, tenant sur ses genoux la tête de son mari mourant et sans connaissance. Elle ne pleurait pas, car, chez elle, la douleur était trop grande. Derrière elle et appuyée sur son épaule, était une jeune fille de treize à quatorze ans, belle comme un ange, seule enfant qui leur restait. Cette pauvre enfant pleurait en sanglotant. Ses larmes tombaient et allaient se geler sur la figure froide de son père. Elle avait, pour tout vêtement, une capote de soldat sur une mauvaise robe, et une peau de mouton sur les épaules, pour la préserver du froid[1]. Plus personne du régiment auquel ils appartenaient n’était là pour les consoler. Le régiment n’existait plus. Nous fîmes tout ce qui était possible en pareille circonstance ; je n’ai pu savoir si cette malheureuse famille avait été secourue. De quelque côté que l’on se tournât, c’était tableaux semblables.

Les voitures et les caissons abandonnés nous fournissaient du bon bois sec pour nous chauffer ; aussi, nous en profitâmes.

Mes amis me demandèrent comment j’avais passé mes trois jours d’absence. Ils me contèrent à leur tour que, le 23, lorsqu’ils étaient en marche sur la route qui traverse la forêt, ils aperçurent le 9e corps rangé en bataille sur la route et qui criait : « Vive l’Empereur ! » qu’ils n’avaient pas vu depuis cinq mois. Ce corps d’armée, qui n’avait presque pas souffert et qui n’avait jamais manqué de vivres, fut saisi en nous voyant si malheureux, de même que nous, nous le fûmes en les voyant si bien. Ils ne pouvaient pas croire que c’était là l’armée de Moscou, cette armée qu’ils avaient vue si belle, si nombreuse, aujourd’hui misérable et réduite à si peu de monde.

Le 2e corps d’armée, commandé par le maréchal Oudinot, ainsi que le 9e, commandé par le maréchal Victor, duc de Bellune, et les Polonais par le général Dombrowski,

  1. Cette jeune personne était coiffée, ainsi que sa mère, d’un bonnet de peau de mouton d’Astrakan. (Note de l’auteur.)